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Publié le :

25 oct. 2024

Dernière mise à jour :

25 oct. 2024

par

Valentin

Yves Wellens - De proche en proche

Yves Wellens nous parle de Sofia Douieb et son livre "Adieu moi je reste"

Lors de sa présentation officielle, le présent livre était couplé à une exposition de photographies, d’abord organisée à la Maison des Cultures de Molenbeek, et intitulée : Récits et photographies sur l’éclatement, aux quatre coins du monde, d’une famille juive marocaine ; avant, on le souhaite, d’être appelée à tourner ailleurs.

En soi, ce titre est intéressant, voire édifiant – en tout cas instructif. Il introduit et articule, en symbiose, un récit (c’est-à-dire un voyage géographique qui est aussi, et surtout, mémoriel) et des images (photographies, portraits de famille ou de groupe, mais aussi documents divers, même de simple identité, archives, messages) ; il évoque un « éclatement », soit un choc initial suivi d’une dispersion ; quant aux quatre coins en question, c’est bien le mot : le récit, l’histoire, comme leurs témoins respectifs, dans ce cas on les retrouve (puisque l’autrice les a retrouvés) à Bruxelles, au Maroc, à Paris, en Israël, à Montréal.

Pour Sofia Douieb, ce livre est comme une « prise de connaissance » de son identité (justement) éclatée, et comme une tentative, à mes yeux réussie, de la reconstituer, de la recomposer, de la recoller – de la connaître entièrement. Bien sûr, c’est un processus, inévitablement long (dans le titre de l’exposition on relève aussi les dates 2019-2023, laps de temps nécessaire aux voyages et aux images – en l’occurrence des années marquées par la pandémie que l’on sait, où par conséquent les voyages étaient étroitement contingentés et même difficilement imaginables) ; et comme dans tous les récits de ce genre, l’auteure, et le lecteur à sa suite, va procéder et progresser par étapes, littéralement de proche en proche.

Car, dans cette histoire, il y a d’abord un coin aveugle.

Le sujet du livre, en un sens, est simple – et c’est pourquoi il a sa part d’universel. À partir d’une révélation impromptue, tout va donc se cristalliser : « « J’avais découvert par hasard ce secret enfoui toutes ces années par mon père et ses frères et sœurs ». Sofia Douieb s’interroge sur sa propre identité. Elle l’énonce ainsi : il s’agit de « la découverte  de mes racines familiales et d’une réflexion sur l’importance de la transmission de l’héritage familial, en particulier à travers la figure de ma grand-mère Zhor/Sultana », quelque chose comme un chaînon délibérément manquant et déclaré/décrété absent dans les mémoires et dans la transmission. Ce premier thème recoupe une autre interrogation, sur «  la façon dont l’histoire de ma famille s’inscrit dans une plus grande histoire collective » : ici, celle de la diaspora juive marocaine.

Ce secret (qui désormais n’en est plus un) est celui-ci : à la fin des années quarante, la grand-mère de l’auteur, Sultana Benlolo, de son nom juif, s’est convertie à l’islam pour épouser son amoureux, et, devenue Zhor, a de ce fait été reniée par ses parents et un grand nombre de ses frères et sœurs, qui ne toléraient pas les mariages mixtes, et encore moins les conversions. Ensuite, elle n’a jamais quitté son Maroc natal.

« Je savais évidemment, écrit Sofia, que la famille de feue ma grand-mère paternelle, que j’avais l’habitude d’appeler Milala, était juive». Et si elle a voulu savoir ce que sa propre famille n’avait jamais voulu dire, même son père (à cet égard, il faut lire attentivement la scène où Hamid, le père, peintre, dans son atelier, révèle à sa fille des circonstances familiales délicates, tout en se concentrant sur les traits qu’il pose sur la toile : cette manière de raconter les choses de biais, et jamais de face, est caractéristique, et revient plusieurs fois dans le livre), c’est que, à un moment, elle s’est interrogée plus douloureusement : «  Comment avais-je pu à ce point ignorer, nier ou me désintéresser d’un pan entier de mon histoire familiale ? ».

Dès lors, il s’agissait de retrouver la mémoire perdue : « Mes pensées justement allaient constamment vers ma grand-mère. La volonté d’en savoir plus hantait mes jours comme mes nuits. Je la connaissais pourtant si peu ; et puis il y eut ce trou, cette cassure dans mon identité que je croyais déjà complexe et bien remplie. Tout à coup, il fallait que je sache. Que je sache absolument tout sur ma grand-mère et sur ce qu’elle avait vécu. Tout sur sa famille et sur leurs sols d’adoption. Je voulais fouler les terres qu’elle avait connues et celles qu’elle avait manqué de connaître ». Cette volonté éperdue de rencontrer cette mémoire va s’affirmer comme une manière de faire corps avec elle.

Alors vinrent encore deux questions, dressées comme autant d’ultimes obstacles à écarter avant de s’y mettre vraiment : celle de la légitimité à fouiller, à retrouver ses traces : « Moi la blondinette (aux yeux bleus, ndlr) qui avais vécu si loin de la réalité et des tourments de ma Milala ; si loin de ses secrets et de sa souffrance ». Et puis oui : en tous points oui, « à force d’y penser, je me suis convaincue que, légitime, je l’étais bel et bien ». Après tout comme avant tout, « il s’agissait de mon histoire également ; de mes ancêtres, de mes origines, de mon ADN... Personne ne pouvait me contredire sur ce b.a.-ba. Même si cela m’a été reproché par la suite, j’ai estimé que j’étais libre de suivre mon instinct et de m’immiscer, de fouiller, de chercher ». Et surtout de trouver en retrouvant.

D’autre part, il y avait la question des répercussions : « Je sentis tout de suite que ce passé dans lequel je m’apprêtais à fouiller serait vertigineux et que j’étais sur le point de remuer quelque chose d’important. Pour moi. Pour mon père. Pour la mémoire. Et surtout pour ma grand-mère ». 

C’est là que l’histoire individuelle, personnelle, familiale  s’imbrique dans le thème de la diaspora juive marocaine, et résonne dans le livre à travers les différents membres de la famille.

Le Maroc a toujours plutôt protégé sa communauté juive : et pourtant, de nos jours, elle ne compte presque plus de membres sur cette terre. Cela est dû, entre autres,  aux campagnes de l’État d’Israël, ayant à l’époque besoin de bras pour consolider ses fragiles premières années d’existence, a envoyé des recruteurs, ayant pour mission de faire miroiter les avantages de ce pays nouveau. Ces promesses se sont avérées décevantes, trompeuses même. Relégués au début dans des campements de fortune, mal considérés et peu visibles dans une société qui les privait de réelles perspectives sociales, les membres de cette population auront bien du mal à s’intégrer.

Sultana, devenue Zhor, pour sa part, ne rencontra plus que de manière épisodique l’une ou l’autre de ses sœurs, encore disposée à enfreindre l’impératif familial : mais ce fut de loin en loin. Et elle prit conscience qu’elle ne les reverrait plus jamais, ou presque. Elle ne leur dit pas adieu, puisqu’elle restait : mais c’était tout comme.

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On s’imagine un tel voyage comme une suite de déplacements à travers un pays, de bibliothèques en centres d’Archives ou de centres culturels en Fondations pour la Mémoire, ou comme une succession de rencontres avec des érudits ou des conservateurs. C’est aussi le cas ici, bien sûr. Sofia Douieb obtint même un entretien avec André Azoulay, né dans  une famille juive marocaine, conseiller financier de Hassan II et Mohammed VI et grand défenseur du patrimoine judéo-marocain (il faut relever, dans cet entretien largement reproduit, cette formule qui fait résolument écho à la problématique d’aujourd’hui : « La tragédie palestinienne est au cœur de nos réflexions. Tant que le peuple palestinien sera dans la situation actuelle, je suis un être amputé, mutilé, en danger de mon judaïsme. Comment est-ce que je peux être juif tant que le peuple palestinien n’a pas retrouvé sa liberté, sa justice et sa dignité de vivre dans son État à côté d’un État israélien ? ») 

Mais, à côté des documents officiels, il y a aussi ceux qu’on peut trouver avec l’assistance des technologies nouvelles, dont on fait grand usage. Le livre est émaillé de ces messages, envoyés par courrier électronique, après des recherches sur la Toile ou sur Facebook, qui raccourcissent les distances et les présentations :

« Bonjour Daniel,

On ne se connait pas encore ; je suis la fille de Hamid Douieb qui vit en Belgique. Vous vous êtes vus la dernière fois au Maroc en 2018. »

       Et la réponse vient vite. On reconstitue des arbres généalogiques (très opportunément, un cousin de Paris s’en est fait une spécialité et fournit à qui veut tous les fruits de ses recherches), on se procure des photos conservées à travers tous les avatars de tous les voyages et de tous les exils. On se réunit autour d’une table bien garnie (le livre fait aussi la part belle aux traditions culinaires de chaque communauté et à leurs racines communes) ; puis, le repas achevé, on y répand des photographies, des objets, des lettres, et, dans un joyeux chaos, on se met à les commenter : les souvenirs émergent, on met le doigt sur le détail d’une image qui fait se souvenir d’une rue, qui fait resurgir une parole, qui fait résonner un geste.

         On ne peut qu’être réceptif à ce générique bienveillant qui se déroule (pages 238-239), où Sofia, après avoir évoqué d’abord ses doutes, ajoute aussitôt : « à chaque coup de mou, je me suis rappelé avec émotion les mots de Nadine : « C’est vraiment bien ce que tu fais Sofia, bravo ; tu vas au fond des choses et ton approche n’a rien de superficiel », ceux de David : « Grâce à toi, nos ancêtres revivent dans les esprits, tu les as ressuscités », et ceux de Reda, son cousin, d’Armand, de Daniel d’Israël, de Daniel du Canada, de son père (oui), de Houda, sa cousine.

        Ces doutes, ce sont ceux qui assaillent de toutes parts un mot, dont l’existence, ces temps-ci, est particulièrement difficile, un mot qui manque des perspectives les plus minimes (à croire qu’il n’aurait même plus droit de cité nulle part), qui n’a pas bonne presse sauf auprès de quelques naïfs survivants ; un mot qui sent dans tout son corps les atteintes à son intégrité qui lui sont infligées par des personnages violents et soi-disant « réalistes », emmurés dans leurs menées guerrières, leurs visées destructrices et leurs pulsions d’éradication de l’Autre : en quoi eux sont particulièrement  représentatifs d’un monde de plus en plus mal famé.

         Ce livre accroche fièrement ce mot si décrié, la tolérance, au fronton de toutes ses pages, comme un étendard que rien ne vient souiller, abîmer, défraîchir et encore moins effacer.


                                                                                           Octobre 2024

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